L'Ours

de Anton Tchekhov
Création 2018 dans le cadre du projet « Théâtre à domicile »

Mise en scène Yann Denécé
Avec Hugues Massignat, Paco Portero, Luciana Velocci Silva
Régie Gabriel Mocquart
Montage son Yann Harscoat
Costumes Luciana Velocci Silva
Production L’Archipel, scène de territoire pour le théâtre
Crédit photos Claude Folgoas

L'Ours

Notre expérience de théâtre à domicile demeure pour moi et les comédiens qui ont vécu ces aventures « chez les gens », l’expérience sans doute la plus marquante, la plus forte émotionnellement, la plus significative quant au rôle même du théâtre, à sa fonction sociale, la plus riche en termes de rencontres d’hommes et de femmes qui ne constituent pas le panel des abonnés, disons le public habituel des salles de théâtres. Le théâtre à domicile, c’est la rencontre de l’intime avec des gens chez eux, dans ce qui constitue la chose la plus personnelle, le « chez soi ». Des gens qui fréquentent peu voire pas du tout le théâtre. On débarque, on s’installe, on bouge les meubles, on déplace un tableau, des photos, des habitudes. L’espace connu se modifie tout à coup, se décale, se révèle sous d’autres facettes. On sent bien, on voit bien qu’ils ne s’attendaient pas à tout ça. Le réagencement de leur espace qu’ils ont avec bonheur mis à disposition d’une représentation le temps d’une soirée, interroge tout à coup, peut même faire un peu peur. Et dans cet espace remodelé, l’histoire, la fiction théâtrale, les acteurs par la manière dont ils vont investir ce lieu comme inévitablement le leur, le texte, les dialogues, les émotions qui vont naître, tout cela va participer à une sorte de choc salutaire, à une rencontre intime entre la vie des accueillants et cette autre vie qui va se dérouler sous leurs yeux, « chez eux ».
La petite bourgeoisie qui a tant méprisé le moujik, ce paysan russe, pauvre et souvent affamé, cette petite bourgeoisie est à son tour en train de perdre ses privilèges. Le temps des hommes nouveaux est venu. Des hommes comme Smirnov, qui n’ont aucun scrupule à faire des affaires, qu’elles soient douteuses ou pas. Acheter. Vendre. Investir. Le monde est en train de changer. Grigori Stépanovitch Smirnov va débarquer chez Elena Ivanova Popova pour réclamer les dettes contractées par son défunt mari. Elena n’est pas au courant des dettes de son mari. Louka, le vieux serviteur loyal non plus. Et l’argent n’est pas disponible comme ça sur un simple claquement de doigts. Il faudra revenir un autre jour pour être payé. Aïe ! C’est vraiment mal connaître Smirnov. Il n’a pas appris les bonnes manières de ce petit monde de l’entre soi. Pas de patience pour un ours aux abois qui sent que la ruche est pleine. Les trois personnages de cette pièce sont en quelque sorte suspendus dans un entretemps. Nostalgie de ce qui n’est plus et espoir de ce qui n’est pas encore.
Tchekhov raconte magnifiquement ce regard que nous portons sur le temps qui passe. Son écriture embrasse souvent dans une même réplique le comique et le tragique de nos existences. Nous sommes tantôt Smirnov, tantôt Elena, tantôt Louka. C’est-à-dire, complexes, paradoxaux, outranciers et bien sûr épris d’idéal. Merci Tchekhov.